Il existe plusieurs facteurs déclencheurs de troubles du comportement alimentaire. Ce sont en effet des maladies psychologiques plurifactorielles.
Un point commun récurrent néanmoins au sein des personnes souffrant de TCA est l’envie d’être plus fin·e, plus maigre, d’atteindre un certain poids défini arbitrairement par les biais socioculturels…
Au-delà de ça, il existe aussi, et surtout…
Prendre du poids devient le véritable ennemi. L’annonce du combat à mort si le rencontrer devait se produire. En effet, on entendra souvent dans les dialogues des patient·es : “Si je prends du poids, c’est la fin du monde.”, “C’est juste pas possible”, “C’est mort.”.
On utilise un champ lexical de mort, pour parler d’un phénomène physique qui n’a pas pour vocation de provoquer notre décès (à moins de partir dans des extrêmes d’obésité morbide évidemment). On ne veut pas le voir, c’est “inenvisageable”, car ce phénomène est trop dur à affronter. On ne peut même pas le regarder, car ça impliquerait déjà de l’accepter en partie. Donc, accepter que sa propre “mort” “psychologique” puisse se produire.
Alors que bien sûr, il n’y aurait pas de mort, mais ça peut aider à marquer la fin d’un cycle, et donc amener une renaissance derrière.
Mais quand on vit le pire, quand on est malade avec des troubles alimentaires, on survit au quotidien pour supporter cette maladie mentale. Si quelque chose nous évoque “la mort”, on ne peut envisager d’aller dans cette direction, car ce serait encore pire que notre état actuel de survie. On imagine, car on ne connait pas, et on ne veut pas se diriger dans cette direction non plus, car on ne connait pas. Paradoxalement, on pourrait émettre l’hypothèse que le refus et la difficulté acharnée à accepter la prise de poids pour une personne souffrant de TCA seraient une réaction de système de survie, car dans la perception cognitive dysfonctionnelle amenée par la maladie, le poids fait écho de fin absolue, où plus rien n’a alors d’importance autour. Je pars peut-être (surement) trop loin, mais qui n’a pas le droit de s’accorder son petit moment de philo. 😅
Revenons à nos moutons. 🐑
La peur de grossir est un phénomène particulièrement difficile à vivre pour la personne. Je me demande si on ne pourrait pas l’identifier même comme une phobie.
Imaginez, c’est comme si vous aviez une peur bleue du feu (ce qui est à propos), et qu’on vous expliquait que pour vous aider à guérir, il faudrait que vous acceptiez d’être un peu brulée.
Bon, j’aurais surement pu trouver un peu mieux comme exemple.
Mais, essayez de vous projeter tout de même, la souffrance psychologique et physiologique serait énorme. Car, en dehors de la difficulté psychologique à le supporter, un corps meurtri souffre aussi quand il reprend du poids. Oesophage, estomac, intestins, et j’en passe…
D’où tout l’enjeu de transformer les biais de pensées construits à propos du poids. En thérapie comportementale et cognitive, il existe par exemple un outil très logique et simple, utilisé pour déconstruire les pensées “parasites”, dites ici “dysfonctionnelles”.
On l’appelle “le tableau d’enregistrement des pensées dysfonctionnelles selon Beck”. Vous pouvez l’utiliser sur plein de domaines de votre vie. Il se déconstruit sur les étapes suivantes :
Petit exemple fait maison rien que pour vous :
Il faut donc aller doucement (pour ne pas brusquer) vers la désacralisation de la prise de poids. De la grosseur. Que cela puisse devenir “envisageable”, “acceptable” par la personne.
Car une bonne question à se poser serait “Qu’est-ce qu’il se passera si je prends du poids ?”
La réponse difficile est qu’en fait, depuis le début, on ne parle pas seulement de “poids”. Un raccourci s’est créé dans la tête de la personne malade.
Pour vous le dire simplement :
Poids = Estime de soi
Vous vous rendez compte ?
Ce qui explique le raisonnement de la personne malade :
Prise de poids = Plus aucune estime de soi = Plus aucune valeur en tant qu’être = Mort
On se retrouve à justifier notre existence, notre présence sur terre en tant qu’être tout entier par une simple modification physique. L’impact est dévastateur, et on peut dire sans jugement, démesuré.
La peur de grossir fait d’ailleurs partie des éléments permettant d’amener à un diagnostique d’anorexie mentale, comme le cite expressément :
C’est de cette réaction dite “inappropriée” ci-dessus dont je parle quand j’évoquais cette situation :
- Tu sais, tu vas devoir prendre du poids pour survivre.
- Jamais de la vie. C’est mort, c’est hors de question, c’est juste pas possible, tu te rends pas compte.
Car la personne entend à la place :
“Tu vas cesser d’exister.”
“Tu n’auras plus aucune valeur.”
“Tu ne vaudras rien.”
“Tu ne serviras à rien.”
“Si tu n’es pas beau/belle, c’est que tu n’en vaux pas la peine.”
“Tu n’auras plus aucun intérêt pour les autres.”
“Tu ne seras plus.”
Etc…
C’est violent. Beaucoup de violence envers soi.
Attention, cela ne veut pas dire que toute personne atteinte d’un TCA soit forcément concernée par la peur de grossir. À titre de simple exemple, on peut observer que certains cas d’anorexies soient plus motivés par le plaisir de maigrir que la peur de grossir.
Ce fut l’objet d’une étude visant à remettre certains points en question. Comme l’explique le chercheur Philip Gorwood*(4) :
« Lorsque la recherche piétine, il est important de remettre en question les critères qui sont à la base même du trouble. Nous avons donc ré-évalué le dernier critère, pourtant bien présent dans le discours des patientes, en faisant l’hypothèse qu’il s’agirait d’un reflet en miroir de ce qui est réellement impliqué, c’est-à-dire un effet récompense de la perte de poids. Nous avons établi le postulat que les patientes ressentaient le plaisir de maigrir plutôt que la peur de grossir. » *(5)
Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres bien sûr. Comme je le dirai régulièrement dans mes articles, chaque personne est unique, chaque système neurologique et microbiote intestinal sont uniques, donc chaque expression des troubles du comportement alimentaire est unique. On peut retrouver des grandes lignes, des points communs, mais chaque expérience est personnelle, ce pourquoi le traitement de ces troubles requiert beaucoup de temps, d’attention, et de remise constante en question quant à ses pratiques et présupposés thérapeutiques.
On retrouve en effet plusieurs personnes “traumatisées” d’une expérience thérapeutique. Ça peut être un médecin en particulier, une hospitalisation… Ce n’est pas pour jeter la faute sur le corps médical, car ce n’est clairement pas simple. Mais parfois, un simple mot peut être dévastateur sans qu’on en soit avertis sur le moment.
Ces systèmes nous renvoient aussi à notre propre grossophobie. Ça fait souvent mal à notre égo (imaginez un petit bonhomme grosse tête-petit corps) de se rendre compte de cela, c’est néanmoins vrai. On se retrouve même à prendre la défense de personnes grosses, mais par contre, que soi devienne gros, impossible. Paradoxale. Grossophobe, tout simplement. C’est comme la personne qui n’est pas raciste “parce qu’elle a un voisin pakistanais qui est très gentil”.
Accordons-nous le plaisir (absolument), de revenir sur ce terme ambivalent : grossophobie. Il est vrai qu’étymologiquement, il aurait pu être mieux choisi, car on ne parle pas ici de “la peur des gros”. Il s’agirait plutôt des idées discriminantes à l’égard de la grosseur.
Merci M. Robert Larousse d’approuver mon propos (depuis 2019), ça me touche : “La grossophobie est un néologisme désignant l'ensemble des attitudes et des comportements hostiles qui stigmatisent et discriminent les personnes grosses, en surpoids ou obèses.” (P.S. : néologisme, mot nouveau)
Et oui, il faut bien finir sur un mot d’ordre cet article.
La peur de grossir, ça existe ; la grossophobie, ça existe ; les biais cognitifs, ça existe. Que pouvons-nous faire face à ça ?
La réponse simple : en parler. Déconstruire ce qu’on voit autour de nous, au niveau des médias, des publicités, des représentations. Prendre toujours un pas de recul. Et observer aussi nos propres paroles, nos propres pensées. Ces représentations mentales ne se développent pas seulement depuis l’extérieur. Une personne dans une famille peut avoir énormément d’influence par exemple. Même si on ne se sent pas concernés directement par la peur de grossir, observer ses propres biais. Car on influence les autres, nos proches, nos enfants, qu’on le veuille ou non. C’est en gardant ces sujets au coin de nos têtes qu’on pourra mieux sensibiliser nos enfants et futurs enfants à l’écoute de leurs propres ressentis et pensées.
La réponse un peu moins simple : il y a des thèses/recherches qui évoquent un tas de thérapies/exercices qui agissent sur la dysmorphophobie (Pourquoi tu nous sors ce nouveau mot en conclusion sérieusement ? Parce qu’il nécessite un article à lui seul, voilà pourquoi !)
Je termine donc cet article en vous laissant une petite pépite pour aller plus loin, si vous cherchez un “résumé” de potentielles solutions thérapeutiques à tester, je vous conseille de jeter un oeil aux pages 145 à 174 de cette thèse : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01226891/document
Je vous souhaite une bonne prochaine lecture, ou sinon je vous en prie, un bon partage de cet article ! 🤓
À la revoyure,
Manon. 💜
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*(1) Le manuel diagnostique et statistique 5ème édition (DSM-IV) des troubles mentaux est un ouvrage de référence publié par l'Association Américaine de Psychiatrie décrivant et classifiant les troubles mentaux.
*(2) La Classification Internationale des Maladies (CIM-11) de mai 2019 est une classification médicale codifiée classifiant les maladies et bien d’autres choses.
*(3) La classification française des troubles mentaux de l'enfant et de l'adolescent ou CFTMEA (24) est un système de classification psychiatrique et psychopathologique d'inspiration psychanalytique fondé sous la direction du Pr Roger Misès. Première classification à prendre en compte spécifiquement les enfants et les adolescents, elle complète les systèmes internationaux (CIM-10) et américains (DSM) moins spécifiques).
*(4) Philip Gorwood
Unité Inserm 894 « Centre de Psychiatrie et de Neurosciences » (CPN)
Chef de service, CMME, Hopital Sainte-Anne (Université Paris Descartes)